samedi 3 décembre 2011

La guerre tentaculaire



Je me souviens de cette guerre, de l'attente surtout. Je me souviens de ce temps d'avant, quand on savait tous qu'elle allait venir mais qu'elle n'était pas là, pas encore. Je me souviens des cent pas que chacun avait l'air de faire dans son coin. On sursautait au moindre bruit, on se surveillait les uns les autres pour vérifier que nous étions à l'affut, aux aguets, comme des bêtes sauvages qui s'immobilisent soudain l'oreille et la patte dressées, prêtes à attaquer. A force d'attendre on ne savait plus compter, le temps à force de s'étirer avait perdu toute consistance. Et je ne sais plus si l'on a attendu trois semaines ou trois ans. On ne dormait que d'un œil car on tenait à se maintenir éveillé si jamais... Dans ce monde fait de peut-être et de surement demain on en venait à espérer son terrible soulagement.
A force d'attendre, on la désirait encore plus fort, comme on désire un être qui se refuse à nous. Mais notre patience a payé.
 
Elle est arrivée un matin, avec son fracas habituel, son bruit de tôle et de ferraille entrechoquées, son bruit d'insecte géant dont les pattes raclent doucement le sol, réduisant le béton en miettes grises. Ses nuages de fumée, ses hommes tout petits, perdus au milieu de ses gigantesques machines. Ses bras tentaculaires jaillissant de partout, se tendant au-dessus de la ville, de nos vies, voulant nous engloutir dans son monstrueux appétit.
Mais lâcheté des lâcheté, après cette terrible attente, personne n'a plus voulu se battre. On se barricade chez soi, on se terre avec les siens, chacun voulant sauver sa petite famille, sa petite maison. Mais les tentacules de métal ouvrent les portes, égorgent les petites gens, et chaque famille a été décimée, dépecée, membre à membre.

Quand elle repart enfin, la guerre emporte avec elle l'âme de notre chère ville. Il n'y a plus que des corps morts qui flottent à la surface des rues, cadavres aux bouches béantes qui empestent l'air ambiant. La ville immobile meurt dans son silence de glace.
La guerre avec ses tentacules de fer m'a volé ma tristesse. Je ne ressens plus rien. A l'intérieur je suis un de ces corps sans vie qui parsèment la ville. Mais je continue de marcher.

Et j'observe ces autres marcheurs -car nous ne pouvons nous arrêter- qui voudraient laisser derrière eux cette ville immobile et désarticulée qui a laissé entrer la guerre tentaculaire.
J'observe ces marcheurs effectuant presque une promenade dominicale, comme s'ils avaient oublié, comme s'ils ne voyaient pas, comme s'ils ne savaient pas.
J'observe ces marcheurs dans le matin glacé, je les vois s'éloigner de toute cette ville stagnante, je les envie un peu je crois. Je ne peux pas partir. Je ne peux pas, la ville est poisseuse et colle aux semelles de mes chaussures.
Alors je suis resté, pauvre fou que je suis, dans ma ville lâche qui a refusé de se battre et qui en est morte, lâche comme moi qui refuse de partir, qui m'accroche aux vestiges d'une ville disparue, qui m'agrippe au souvenir de ce temps qui n'est plus.

Je suis resté dans ma ville pour raconter sa triste histoire avec des bouts de ficelle et cinq notes de musique. La ville s'est reconstruite et personne ne m'écoute. Personne ne fait attention au vieux fou qui erre dans les rues grises. Mais je sais bien qu'un jour, dans cette ville métallique construite sur les cendres d'une autre, la guerre reviendra quand on ne l'attendra pas.

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